La civilisation victimaire

Aujourd’hui, tout le monde se sent victime. Les antivax discriminés dans leurs libertés, les vaccinés condamnés à partager un monde malade à cause des premiers, les femmes proies entourées d’hommes prédateurs, les hommes cisgenres hétéro complètement largués dans les codes relationnels depuis #metoo, les LGBTIQ++, les Noirs, les Arabes, les Juifs et, bien sûr, les Blancs chrétiens qui ne peuvent plus dire « Joyeux Noël ! », et, depuis la semaine passée, les Chinois parodiés par une humoriste, ainsi que celle-ci abattue en retour par les snipers des réseaux sociaux et médias assimilés. Le point commun de ce gênant pêle-mêle sans hiérarchie de valeurs ? Il n’y a plus d’agresseurs mais que des agressés. Plus de bourreaux, que des victimes. Ce qui donne un match de victime contre victime : celui qui se plaint le mieux a gagné ; l’opinion publique faisant office de juge et les « like » des réseaux sociaux de comptabilité du score. La victimisation est le nouveau leitmotiv de la défense d’un intérêt identitaire sectoriel. Tout le monde est victime, ou, pour être plus précis, on victimise tout le monde. Car, le plus souvent, ceux qui en parlent le plus ne sont pas ceux qui sont le plus discriminés.

Il n’y a plus d’agresseurs mais que des agressés. Plus de bourreaux, que des victimes. Ce qui donne un match de victime contre victime : celui qui se plaint le mieux a gagné ; l’opinion publique faisant office de juge et les « like » des réseaux sociaux de comptabilité du score.

La politologue allemande Hannah Arendt aborde cette question de manière pertinente dans ce qu’elle appelle « la politique de la pitié » (Essai sur la revolution). Pour elle, la compassion n’est pas mauvaise en soi, mais relève de l’ordre du privé, dans le vécu personnel. Lorsqu’on essaie de la généraliser, notamment par la pitié, on est amené à l’instrumentaliser et à la diriger vers une classe en particulier, au détriment de la solidarité. Et c’est exactement ce qui se produit de nos jours : on segmente les groupes victimisés que l’on défend par opportunité en fonction de l’actualité qui fait le buzz du moment. Les médias zappant aussi vite que les réseaux sociaux, si aujourd’hui on s’émeut des asiatiques maltraités par Claude-Inga Barbey, dans une semaine, les projecteurs ayant viré de focale, les Chinois seront renvoyés à l’indifférence de ceux qui ont pris sur ce coup leur défense. Ou qui ont cru le faire. Car on a surtout entendu les avocats des victimes et très peu les victimes elles-mêmes. Qu’on comprenne bien la nuance du raisonnement d’Arendt à travers notre exemple du moment : le racisme à l’égard des Asiatiques existe bel et bien dans nos sociétés et s’est renforcé à cause du coronavirus venu d’Asie. C’est une réalité politique sur laquelle on peut agir. Et les personnes qui s’engagent depuis des années sur cette question, à travers des associations et des mobilisations, font preuve de « solidarité » et méritent tout notre respect. Maintenant, on peut sans trop de risque prétendre que 99 % des personnes qui se sont prononcées dans les médias et sur les réseaux sociaux en « défense » des personnes asiatiques suite au sketch de Mme Barbey n’ont jamais rien fait d’autre pour cette minorité et ne feront certainement plus jamais rien pour elle. Elles ont juste réagi avec un sentiment de « pitié » pour ces « pauvres Chinois » — probablement sans en avoir consulté un seul — une émotion éphémère et bientôt remplacée par une autre. Pourtant, l’indignation ne peut pas tenir lieu de transformation sociale. Là où la solidarité fait appel à une vision holistique et universelle du combat contre les discriminations doublée d’un engagement citoyen conséquent, permanent et durable, la « politique de la pitié » surestime le drame de la victime pour se valoriser moralement soi-même comme redresseur de tord, sans pour autant se donner les moyens de changer les choses de fond. Et, dans certains cas extrêmes de récupération politique, le processus est encore plus pervers : on en vient à inconsciemment souhaiter que les victimes que l’on défend restent éternellement dans leur statut, car si elles venaient à s’en sortir, on perdrait instantanément le rôle d’avocat de la morale.

Là où la solidarité fait appel à une vision holistique et universelle du combat contre les discriminations doublée d’un engagement citoyen conséquent, permanent et durable, la « politique de la pitié » surestime le drame de la victime pour se valoriser moralement soi-même comme redresseur de torts, sans pour autant se donner les moyens de changer les choses de fond.

La question de l’ambivalent statut de « victime » a fait l’objet de nombreux écrits, tant il est à la fois nécessaire (pour la reconnaissance du tort, la protection et la réparation), mais durablement néfaste pour l’identité des titulaires. La romancière Tristane Banon, l’une des premières femmes à avoir eu le courage de témoigner publiquement d’abus par des hommes de pouvoir bien avant le mouvement #metoo, explique parfaitement dans son La paix des sexes pourquoi le statut de « victime d’abus sexuels » ne doit pas être valorisé comme statut social par les militantes féministes, car il enferme les femmes concernées dans cette unique dimension et les empêche de devenir mille autres choses. Dans son Merveilleux malheur, Boris Cyrulnik décrit à son tour les mécanismes psychosociaux qui empêchent les victimes estampillées comme telles de s’élever socialement :

« On aime les victimes tant qu’elles sont misérables parce que, en les aidant, on se sent tellement bon. Mais quand les martyrs se transforment en héros, quand ils accèdent au pouvoir, ils deviennent suspects, car il est contre nature qu’une proie se métamorphose en prédateur ».

Comme migrant ancien requérant d’asile alors devenu homme politique, combien de fois ai-je ressenti cette suspicion dans les yeux de certains camarades pleins de bons sentiments issus de familles helvétiques bien installées ? C’est comme si je les avais trahis. Dans la civilisation victimaire, le succès d’une victime est douteux, car il rompt le fonds de commerce de la caste des « victimisants ».

Les vrais bourreaux — prédateurs sexuels, racistes, homophobes, va-t-en-guerre, pervers narcissiques, capitalistes sans vergogne, etc. — existent, bien sûr. Mais on les voit peu à la télé, ils se cachent naturellement. On n’entend finalement pas beaucoup les vraies victimes non plus, car témoigner est bien plus délicat et subtil que dénoncer. Alors, on assiste au triste spectacle du fatras des âmes blessées par procuration, des avocats moralistes autoproclamés de toutes les causes et, surtout, de la méchanceté sans limites que l’écran permet de défouler mais qui serait indécente en regardant dans les yeux l’être humain qui est visé. Je ne m’en fais pas trop pour Claude-Inga Barbey et les Chinois de Suisse romande, ils rebondiront sans problème de cette mésaventure. Par contre, la culture de la victimisation semble avoir de beau jour devant elle. Pour le plus grand malheur des victimes.

Ainsi parlait Lamathoustra.

PS: En écoutant le Pape François le jour de Noël, il me rappelle les tragédies immenses et oubliées de tout le monde, notamment en Syrie et au Yémen, qui font des morts chaque jour. C’est bizarre, je n’avais rien lu au sujet ces victimes sur les réseaux sociaux.

Une réponse à « La civilisation victimaire »

  1. Exactement ce que ressent.

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